Sorcières, attelez-vous
« Il renvoie à un savoir au ras du sol, à une force vitale, à une expérience accumulée que le savoir officiel méprise ou réprime. »
– Mona Chollet
Cette réappropriation du mot « sorcière », de son statut, des savoirs anciens ou récents, cette confiance inhérente en quelque chose de plus grand que soi, cette volonté de libération, cet appel du travail de l’ombre et de la lumière, d’inculquer ses apprentissages et sagesses, de transmettre, dérange. Et la plupart du temps, elle dérange un certain auditoire, une sphère du monde se considérant au-dessus, à côté, plus que...
On pensera souvent les sorcières comme étant profiteuses, moins éduquées, ignorantes, crédules, en quête d’attention, naïves, frauduleuses, en-dessous, moins que…
Combien de fois le parcours de la sorcière a-t-il été interrompu? Combien de fois l’avons-nous fait trébucher afin qu’elle perde son élan?
Trop souvent, alors que la sorcière prend sa place, on la rabroue.
Trop longtemps tu(é)e, trop longtemps impuissante
Plus de chasses aux sorcières à proprement dit, non, on cherche plutôt à taire, à invalider, à nuire ou à rire de cette posture. Celle qui se dit sorcière sera jugée, sera perçue comme immature, puérile, impertinente, phoney.
Au lieu de croire la sorcière, nous la questionnons, doutons d’elle — nous n’en revenons pas. On dit d’elle qu’elle est une imposture, qu’elle a tout faux, que son intuition n’est ni bonne ni adéquate, qu’il est préférable surtout de faire attention et de — toujours — s’en éloigner ou l’ignorer.
« … Mais qu’une femme de vingt ans ouvre la bouche
aujourd’hui ou qu’une femme de mon âge se délie la
langue, c’est du pareil au même,
parce que toutes les deux
on vient juste d’apprendre à parler. »
– Marthe Blackburn
Alors qu’elle regagne du terrain depuis quelques années (décennies) dans l’underground et le mainstream, on continue à taire sa voix, à enfouir sa tête et son corps dans le sol, à l’étouffer, à écrire des articles peu flatteurs sur elle, à l’interrompre quand elle s’exprime, à reformuler ses propos — nous ne te croyons pas, witch, nous ne voulons pas de toi, sorcière. Oh! En fait oui, nous voulons bien de toi quand cela nous est opportun, pour que tu serves l’exemple de l’inexactitude.
C’est peut-être pourquoi, plusieurs préféreront se nommer « praticiennes », et n’iront pas jusqu’à utiliser « sorcières » et que d’autres s’éloigneront du terme ou le renieront carrément par crainte d’être stigmatisées.
Cette crainte de ne pas être crue, cette volonté de reprise de pouvoir qui est constamment remise en doute, cette peur de ne pas être maître de son destin, d’être attaquée, réprouvée, de disparaître, cette pression des convenances… ça rappelle quelque chose, tiens !
Pourtant, on pourrait remplacer « sorcière » par assumée, humaine, aidante, sage, enseignante, différente, précurseure, etc.
La sorcière dérange? C’est qu’il y a quelque chose à déranger, c’est qu’il faut déranger. Nos langues se délient, nos corps prennent place, notre parole défile. Depuis toujours, la sorcière interroge : de qui, de quoi, devrions-nous réellement nous méfier? De quoi, de qui nous faire allié·e? Où se cachent les leçons?
Méfiez-vous de la sorcière
« Le peuple les appelait “femmes sages” alors que les autorités les traitaient de sorcières et de charlatans. »
– Barbara Ehrenreich & Deirdre English
Quand les sorcières réussissent, quand elles sont visibles, quand elles se redéfinissent, sous le couvert de la curiosité, on prétend désirer en savoir plus, on souhaite comprendre, on les interpelle. Ensuite, on se détourne d’elle, on se sert de ce qui a été glané et on laisse planer le doute : méfiez-vous de la sorcière. Qu’elle lise les cartes, soigne, parle des astres, écrive, ritualise, il y a anguille sous roche, comment ose-t-elle pratiquer ce travail?
Les détracteur·ice·s font du bon boulot, ces mêmes suspicions s’infiltrent par instants au cœur même des têtes des sorcières. Elles, qui examinent leur légitimité, indéfiniment.
« Les femmes ne sont pas dans l’Histoire, elles n’ont que “des histoires”, ne font que “des histoires”. »
– Nicole Brossard & France Théoret
« Comme tout événement historique nous a été rapporté par une élite culturelle, on ne connaît les sorcières qu’à travers les yeux de leurs bourreaux. »
– Barbara Ehrenreich & Deirdre English
S’il y a gain de capital, si elle prend trop de place, la sorcière est mise en doute, chassée, son rôle est amoindri, ses méthodes sont ridiculisées.
Après tout, il vaut mieux affaiblir, oublier
et effacer,
la sorcière.
Sorcières, attelez-vous.
* * *
Le texte « Sorcières, attelez-vous » est accordé au féminin, puisque le mot « sorcière » fut longtemps attribué aux femmes, mais il va de soi qu’ici « sorcière » englobe toutes les personnes s’identifiant à cet archétype et ses définitions.
Ouvrages mentionnés et références :
CHOLLET, Mona, Sorcières, La puissance invaincue des femmes, Zones, Éditions La Découverte, 2018
COLLECTIF, La nef des sorcières, Typo Théâtre, 2023
COLLECTIF, BROSSARD, Nicole, THÉORET, France, La nef des sorcières, Préface, Typo Théâtre, 2023
COLLECTIF, BLACKBURN, Marthe, La nef des sorcières, Le retour de l’âge, Typo Théâtre, 2023
EHRENREICH, Barbara, ENGLISH, Deirdre, Sorcières, sages-femmes et infirmières, une histoire des femmes et de la médecine, Éditions du Remue-Ménage, 2016
FEDERICI, Silvia, Une guerre mondiale contre les femmes, des chasses aux sorcières au féminicide, Éditions du Remue-Ménage, 2021
Image it’s the witch’s fault via Pinterest